Fraser's Hill
Singapour
TOSHIMICHI
KARIYA
Même quand elle m'a tiré dessus dans la jungle, et même après, Moeko est restée coupée de ses émotions. Enfin, quand je dis coupée de ses émotions, je veux dire par là qu'elle refusait toute communication avec moi. La condition pour que la communication s'établisse, c'est une reconnaissance commune, qui inclut la compréhension des émotions de l'autre. Quand je dis qu'elle refusait toute communication, cela ne veut pas dire qu'elle n'ouvrait pas la bouche. Ni qu'elle avait renoncé à exprimer toute émotion. Elle répondait à ce que je lui disais, prenait l'air triste ou riait à gorge déployée, mais c'était complètement pêle-mêle.
Par exemple, si je lui demandais : « tu as vraiment envie de me tuer ? » elle éclatait de rire. Ce n'était pas complètement nouveau chez elle. Depuis que je la connaissais, pendant notre lune de miel terriblement courte, et après aussi, elle avait l'habitude d'éclater brusquement de rire sans raison. Elle riait parce qu'elle venait de penser, par association d'idées, à quelque chose qui s'était passé longtemps auparavant. Si je lui demandais : « qu'est-ce qu'il y a ? » elle répondait toujours : « rien ». À ce niveau-là, je peux encore comprendre, ça arrive plus ou moins à tout le monde, de se mettre à pouffer de rire quand les circonstances s'y prêtent le moins. Mais dans le cas où les manifestations émotives perdent tout lien avec la réalité, je ne vois que deux causes possibles. Si on perd inconsciemment le lien avec la réalité, c'est la folie, et s'il s'agit d'un phénomène conscient, c'est un refus de communiquer. En raisonnant plus rigoureusement, on peut sans doute affirmer qu'il y a une part de folie dans le refus de communiquer.
Quand elle m'a tiré dessus avec l'arbalète, ça m'a causé un choc, mais cela me faisait encore plus peur de la voir refuser ainsi toute communication. C'est pour ça que j'ai appelé le jeune homme du service touristique. Trouver son numéro de téléphone n'a pas été très compliqué.
J'avais déjà vu Moeko changer totalement d'attitude à l'arrivée d'une tierce personne. Parce que même si son rapport à moi se dégradait complètement, tant qu'elle pouvait répondre normalement à une tierce personne, cela signifiait qu'elle était encore capable de se contrôler. Si, par exemple, quelqu'un devient incapable de communiquer avec un chauffeur de taxi, un porteur à l'aéroport ou un garçon d'hôtel, cela veut dire qu'il est complètement fou, et inversement, le fait de communiquer avec un chauffeur de taxi, un porteur ou un garçon d'hôtel permet de se raccrocher à quelque chose.
Le jeune guide et sa petite amie ont fait preuve, chose rare chez les habitants de Singapour, à la fois d'intelligence et de délicatesse.
Moeko est absolument incapable d'entrer en relation avec des gens dépourvus de ces deux qualités. Elle était ravie de leur visite. La bouteille de veuve clicquot qu'ils lui ont offert lui a fait très plaisir, et elle s'est beaucoup amusée à danser avec la petite amie danseuse de son guide.
Mais elle n'était pas dans son état normal. Quand elle m'agressait verbalement autrefois, ou qu'elle essayait de m'étrangler la nuit, naturellement elle était un peu bizarre mais il y avait de la vie en elle. Je me demandais si l'abandon de son métier d'actrice n'avait pas joué un rôle primordial dans ce changement. J'ai demandé au guide ce qu'il en pensait, il m'a répondu qu'il n'en savait rien. C'est seulement après que Moeko fut montée se coucher, avant tout le monde, que je me suis mis à parler de tout ça avec lui.
— C'est une actrice de génie, vous savez.
— C'est ce que j'ai cru comprendre.
— Quand une femme comme ça s'arrête de tourner, son énergie reste bloquée à l'intérieur, elle ne peut plus s'extérioriser.
— Vous pensez que c'est cette énergie à l'intérieur qui la rend folle ?
J'ai hoché la tête. Le jeune guide a penché la sienne d'un air incrédule.
La danseuse a pris part à la conversation :
— J'ai l'impression qu'elle joue un rôle, a-t-elle dit.
— Qu'elle joue un rôle ? a demandé le guide.
La conversation se déroulait en anglais. En un sens, c'est facile à parler, l'anglais, mais ça devient difficile quand on veut exprimer des nuances.
— Quel rôle jouerait-elle ?
— Celui d'une femme, purement et simplement, d'une femme réelle.
Un ange est passé. Comme le silence se prolongeait, nous nous sommes aperçus que nous étions très fatigués et nous sommes tous partis nous coucher sans même nous souhaiter bonne nuit. Maintenant, à la réflexion, je me dis que j'aurais dû parler plus longuement avec ce guide et sa compagne.
Au milieu de la nuit, je ne sais pas quelle heure il pouvait être, je me suis rendu compte que Moeko se glissait sans bruit hors du lit. J'ai vu par la fenêtre que le brouillard s'étendait. Dans mes yeux, la vision d'un brouillard épais s'étendant lentement en une nappe laiteuse s'est superposée aux jambes de Moeko se glissant hors du lit.
J'ignore combien de temps s'est écoulé ensuite. Au Viêtnam, pendant les embuscades, c'était la même chose, malgré l'état de tension que suscitait l'éventualité de la mort, le corps exténué avait tendance à s'assoupir. En fait, ce qui nous poussait à nous endormir n'était pas tant la fatigue physique que le désir d'échapper à la pression que causait le fait d'attendre éveillé l'arrivée de l'ennemi. Tu es en pleine jungle ici, me suis-je dit à moi-même. Tu es allongé non pas dans un lit fabriqué en Suède mais sur la terre gonflée d'humidité du delta du Mékong. Pendant l'embuscade, un officier vétéran de l'armée sud-viêtnamienne se trouvait juste à côté de moi. Mais maintenant je suis seul. Je ne sais plus dans quelle province c'était, mais pendant que nous attendions, planqués en embuscade, j'ai vu passer dans mon champ de vision limité une pluie d'étoiles filantes. Elles ont déchiré le ciel, en le traversant comme un ricanement moqueur dans l'air lourd et humide de la jungle, elles ont glissé, laissant derrière elles une traînée de fils clignotants et scintillants. Moeko est apparue dans la chambre comme cette pluie de météorites.
— Prends-moi en photo.
Elle tenait à la main, non pas un pistolet-arbalète, mais un appareil photo. Elle avait une expression enfantine sur le visage, son regard était limpide. Je m'étais protégé la poitrine avec une liasse de journaux posés au chevet du lit, et soudain, j'ai eu honte de moi. Pourquoi suis-je allé au Viêtnam, pourquoi suis-je allé au-devant de ces cadavres calcinés, aux dos fondus comme de l'asphalte, aux membres déchiquetés ? La honte qui me fouaillait les entrailles était la même que quand je me posais cette question autrefois.
Moeko restait silencieuse.
Comme un pantin dont elle aurait tiré les ficelles, complètement sous son contrôle, j'ai fixé le flash électronique sur l'appareil, chargé la pellicule.
— Souris un peu, Moeko.
Je lui ai dit la phrase que je disais toujours quand je prenais des photos d'elle sur un tournage, mais plutôt que des mots, c'est un bref écho qui s'est répercuté dans toute la chambre pour aller mourir aussitôt. J'avais l'intérieur de la bouche complètement desséché, comme si l'arrière de mes lèvres et mes gencives étaient emplis de papier de verre.
Le bruit de l'obturateur et la lumière du flash emplissaient la chambre, et chaque fois Moeko changeait légèrement d'expression. Je la mitraillais comme si j'étais de nouveau photographe de guerre. Et puis, cette nuit même où je l'ai prise en photo, Moeko a disparu.
J'ai du mal à comprendre moi-même pourquoi, mais je n'arrive pas à savoir à quel moment exactement elle a disparu. Est-ce que je lui ai donné la pellicule une fois les photos terminées ? Est-ce que je me suis recouché et que le matin à mon réveil, elle n'était plus là ? Ou bien a-t-elle quitté la pièce sitôt les photos terminées pour s'évanouir dans la nuit de Fraser's Hill ? Ou encore, bien que ce soit impossible – et pourtant c'est ce qui me semble –, s'est-elle volatilisée à l'instant même où j'ai fini de prendre les photos ? Ce n'est pas rare à la guerre : après un état de tension extrême, les souvenirs se font vagues, on n'arrive plus à se rappeler en détail comment on a regagné le camp sous le feu nourri des balles traçantes et les tirs de mortier. Cela arrive souvent. Derrière qui a-t-on traversé les marécages ? Est-on monté sur une jeep ou dans un camion, ou bien a-t-on progressé en rampant dans la nuit, a-t-on pris un hélicoptère alors qu'il faisait encore nuit, ou déjà jour, et a-t-on vraiment pris un hélicoptère ? On a beau se remémorer les pieds et les jambes gelés, les vêtements mouillés flottant au vent quand le vent des hauteurs s'engouffrait par la porte ouverte, on ne sait plus dans quelle bataille c'était. Hier, il y a un mois, il y a un an ? Tout ce qui est sûr, c'est que Moeko a bel et bien disparu. Ses vêtements, ses produits de beauté, ses bijoux, toutes ses affaires ont disparu, sa valise aussi. Le jeune guide a appelé les taxis locaux, les hôtels, les cottages, la police : personne ne l'avait vue. Mais comme on est dans une jungle d'Asie du Sud-Est enveloppée d'air humide et d'épais brouillard, peut-être que le chauffeur de taxi qui a pris Moeko en charge n'est pas encore rentré au bureau, ou peut-être qu'elle a versé une caution et qu'elle est partie pour Kuala Lumpur avec la voiture du personnel d'un hôtel. Dans cette région, si on paie, on obtient la collaboration de la police elle-même. Peut-être aussi qu'il lui est arrivé quelque chose, mais le jeune guide est tombé d'accord avec moi sur un point : Moeko ne s'est pas suicidée.
Tous mes souvenirs sont vagues, pas seulement en ce qui concerne les détails de sa disparition. Je suis rentré à Singapour, la nouvelle année a commencé, ma femme et mon fils sont revenus du Japon, et quand j'ai entendu à nouveau mon fils courir près de la piscine en poussant de grands cris, j'étais sur le point de tout oublier. Comment était habillée Moeko à ce moment-là ? Portait-elle la même robe de soie grège que quand je l'ai revue, ou un tailleur aux motifs de gouttes d'eau, ou encore une chemise et une jupe de lin légèrement rosées, ou seulement la chemise que je lui ai prêtée, ou une chemise de nuit, ou peut-être rien du tout, elle était peut-être tout simplement nue, je n'arrivais absolument plus à me souvenir. Après les vacances du Nouvel An, des télex d'achat de junk bond se sont mis à affluer de Bruxelles, Amsterdam ou Francfort, et vers le moment où j'ai commencé à faire des photos pour le calendrier d'une compagnie aérienne australienne, je me suis même mis à douter que Moeko soit jamais venue à Fraser's Hill. Ma blessure à la joue avait guéri sans laisser la moindre marque, et je n'avais plus la dernière pellicule que j'avais prise d'elle. Je ne savais même plus si je l'avais vraiment prise en photo ou non. J'avais encore le bruit de l'obturateur dans les oreilles, mais cela se superposait avec mes souvenirs de correspondant de guerre et je ne distinguais plus de quelles photos il s'agissait. J'ai songé à téléphoner au jeune guide pour vérifier, mais j'en ai été incapable, j'avais trop peur que mes nerfs craquent si jamais il me répondait : « Moeko ? Qui est-ce ? Je n'ai jamais entendu parler de cette personne. » Vers le printemps, je me suis mis à douter de l'existence réelle de Moeko et même d'avoir jamais eu une relation quelconque avec elle, tant il m'était devenu difficile de me rappeler son visage, son corps, ses jambes, ses flancs, la ligne de son cou ou de ses hanches.
C'était certain, Moeko s'était enfoncée dans cet étrange gouffre intérieur que Klaus Katzermann nommait black hole. Et depuis sa disparition, ce gouffre s'était considérablement élargi. Je continuais tant bien que mal à faire de la photo, mais j'avais arrêté d'aller dans ma résidence secondaire, et naturellement j'avais aussi arrêté la chasse, mais je buvais de plus en plus d'alcool et au bout de six mois, j'ai fini par aller consulter un psychothérapeute, sur les conseils d'un ami.
— Vous avez donc connu une femme nommée Moeko ? m'a dit le thérapeute.
J'ai hoché la tête.
— Et vos souvenirs d'elle sont très vagues, vous ne savez plus quel genre de personne c'était.
Yes.
— Elle vous a fait souffrir ?
Je ne sais pas.
— Elle vous a donné du plaisir ?
Je ne sais pas.
— Vous pensez toujours à elle ?
Je ne sais pas.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas.
Après avoir répété des dizaines de fois « je ne sais pas », je me suis mis en colère et j'ai crié :
— Le problème ce n'est pas de savoir si elle a existé ou non !
Le thérapeute a eu l'air surpris et m'a demandé ce qu'était le problème alors. Je connaissais la réponse, mais je n'ai pas eu le courage de répondre. Le problème, c'est de savoir si, moi, j'existe ou non.